La grande première

Tandis qu’Ivor Hawley marche, il entraîne des âmes perdues et brisées dans son sillage, tel une comète de mauvais augure déchirant les cieux de ses ténèbres. Nul n’est plus brisé et perdu que Kevin Wainwright, le petit homme qui le talonne, aussi zélé et craintif qu’un chien battu.

« Deux jours avant la grande première, » dit Ivor sans regarder en arrière. « Serons-nous prêts, Kevin ? » Alors qu’il découpe une tranche de bacon pour son petit déjeuner, Micah Ryse observe le duo qui passe devant lui et se coupe profondément entre le pouce et l’index. Il regarde sa plaie comme s’il allait grogner de douleur, mais son regard se tourne simplement, en silence, vers Ivor.

« Il faudra que tout soit parfait pour vraiment impressionner cette ville, » dit Ivor. « Tout le monde devra être au mieux de sa forme. »

« Tout sera prêt, m-m-monsieur, » dit Kevin en redressant la tête. « Le, euh, le tireur sensationnel est arrivé hier, et, euh, euh, les clowns ont répété toute la semaine… » L’un des clowns en question – de ceux dont le maquillage ne semble jamais s’effacer – est endormi, mais évoque un corps grillant au soleil, allongé à côté d’un maillet et d’une tente de diseuse de bonne aventure à moitié montée. Tandis que l’ombre d’Ivor passe sur lui, le clown se met à s’agiter d’une énergie nouvelle, se lève d’un saut comme s’il était victime d’une attaque cardiaque à l’envers, en riant comme un dément et en frappant les piquets de la tente comme s’il s’agissait de lapins qui auraient sorti leur tête du sol.

« Bien, bien, j’adore leur numéro ! » rit Ivor. « J’espère juste que nos clowns plus traditionnels sauront accompagner nos artistes plus « spéciaux ». » Il fait tournoyer sa canne, laissant derrière lui de petits zéphyrs endiablés. « Et qu’en est-il de la promotion de notre spectacle ? Je ne voudrais pas que quiconque le manque. »

« Arnold, il, euh, il s’est occupé des annonces… » bégaie Kevin. « Il y a, j’ai vu ses affiches, et nos crieurs en ville… Mais, euh, je ne pense pas… Je veux dire… » enchaîne Kevin. Travaillant sur son banc usé par le soleil, Jia Mein, masqué, utilise ses procédés alchimiques interdits pour préparer les accessoires pyrotechniques du spectacle. Ivor jette un regard dans sa direction et, instinctivement, Jia incline respectueusement la tête, puis retourne à ses délicates préparations qui noircissent et s’agitent sous la chaleur de ses mains.

« Oh, ne t’en fait pas, je sais que nous gagnons moins que nous ne devrions. Comment pourrait-il en être autrement, alors que nous sommes si incroyables qu’on ne saurait le décrire ? » Avec une gracieuse révérence, Ivor rit de son propre trait d’esprit, et passe devant Mongwau le mangeur de sabres, en train d’éprouver son endurance en tenant sa main dans un feu de camp. Au moment où le rire d’Ivor retentit, une des bûches se brise en claquant. Surpris, Mongwau pousse un cri et se recule soudainement, espérant que personne n’a remarqué cette faiblesse passagère.

« Euh, oui, oui, bien sûr, » répond Kevin. Il grimace, serre les dents, sentant approcher les ennuis. « Il y a, hem, il y a un petit problème qui doit être traité… »

Ivor s’arrête et soupire. « Kevin, nous en avons déjà parlé. »

« Je sais, je suis désolé, c’est, j’ai essayé de – » bredouille Kevin, désespéré.
Ivor s’agenouille jusqu’à regarder l’homme droit dans les yeux, tapant son épaule d’un geste paternel. Une vive honte enflamme la peau de Kevin au contact du maître du cercle, et ses épaules se tendent comme s’il voulait les démettre. « Tu n’as pas à te soucier de cela, Kevin. Tu es un bon gars ! il ne faut pas que tous ces petits détails te rendent fou. » Il commence à remuer son assistant comme par jeu. « D’accord ? Je veux que tu réalises à quel point tu as bien travaillé, d’accord ? »

Kevin rougit pour au moins trois raisons. « Je suis désolé… je veux dire, d’accord… nos fournisseurs, certains d’entre eux nous annoncent qu’ils ne peuvent plus nous satisfaire, et je ne veux pas vous laisser tomber… » dit-il, en mentant sur cette dernière déclaration, mais Ivor ne remarque rien puisque ce n’est pas à lui qu’il ment.

« Tu ne vas pas nous laisser tomber, Kevin ! » déclare Ivor en se relevant, soulevant sa veste des pouces dans un geste théâtral. « Ce n’est guère de ta faute si quelqu’un d’autre a fait une promesse qu’il n’est pas en mesure de tenir. Nous nous contenterons de faire avec les ressources dont nous disposons, et nous enlèverons ces marchands de mauvaise foi une fois que nos cages seront prêtes, et le résultat sera tout simplement fracassant ! »

Le maître du cercle sourit, enjoué et sincère, et dans les abris rapidement assemblés autour d’eux, les rêves des forains deviennent des visions de mort et de ruine. « Oui, nous allons donner aux habitants de cette ville un spectacle dont ils parleront jusqu’à la fin de leur vie ! »